MRC Aire Urbaine (BMH)
Samedi 11 Mars 2017

L’utopie : le vécu imaginé (4/8) - L'Utopie de Thomas More



Publiée en 2009, une réflexion historique et politique sur le projet utopique et son dynamisme démocratique en 8 articles - article n°4.


Les Cahiers du travail social n°59-60
Les Cahiers du travail social n°59-60
2. L’utopie, perturbations et propositions démocratiques.

Le paradigme utopique.
Quand Thomas More invente l’utopie en publiant ce texte, il ne fait pas que créer un néologisme destiné à un long succès : U-topia, l’île de nulle-part (outopos), l’ailleurs imaginé et, selon une ambiguïté étymologique, lieu du bonheur (eutopos). Il construit un genre littéraire et élabore une nouvelle critique politique. Les éléments structurants du récit utopique seront repris par les romans et les projets utopiques des siècles suivants à quelques variantes près : Louis-Sébastien Mercier publiera le premier roman d’anticipation utopique L’An 2440 (1771), texte décevant d’un point de vue philosophique, mais qui doit beaucoup à son invention, l’U-chronie, et les auteurs du XXe siècle, Ievgueni Ivanovitch (Eugène) Ziamatine en tête, qui pousseront jusqu’au bout la logique de la dissolution de l’individu dans la société totalitaire, nouveau genre littéraire de « l’anti-utopie » ou de la « contre-utopie ». Mais, ce qui détermine le genre utopique, c’est selon Bronislaw Baczko l’invention d’un double paradigme : 
« Paradigme littéraire d’abord : récit de voyage imaginaire au bout duquel la narrateur découvre une cité jusqu’alors inconnue, qui se distingue par ses institutions et dont il fait une description détaillée. Paradigme spécifique de l’imaginaire social : représentation d’une société radicalement autre, située dans un ailleurs, défini par un espace-temps imaginaire ; représentation qui s’oppose à celle de la société réelle, existant hic et nunc à ses maux et à ses vices » [Baczko, 1984, pp. 77-78].
 

Est-ce que cette définition suffit à délier le projet utopique des récits chimériques ou des propositions philosophiques antérieures, des pays « merveilleux » qu’Ulysse découvre dans son Odyssée, dont certains portent les traits d’une organisation idyllique, c’est-à-dire idéale, de nature divine ou d’origine magique, ou encore la Cité idéale platonicienne que le philosophe présente dans sa République ? Non, sans aucun doute, mais elle suffit à appréhender une originalité qui ne doit rien à la philosophie antique, ni même à la littérature païenne ou religieuse. Une invention littéraire, une invention de l’histoire nous dirait Paul Veyne.
 
La critique politique et le projet « révolutionnaire ».
Au-delà de ce double paradigme, ce qui semble distinguer, en premier lieu, l’invention de Thomas More des philosophies politiques antérieures, c’est la création d’un nouveau genre de critique politique : la comparaison entre un réel vécu et un réel imaginé. Il n’est pas question ici d’une construction idéale et absolue d’un régime politique adéquat à un peuple ou la recherche de la meilleure « constitution », objet des Politiques d’Aristote. Au contraire, More veut expérimenter son projet dans un quotidien, dans une réalité sociale inventée, certes, mais possible  :  matériellement, techniquement et institutionnellement possible. Si l’utopie est une construction intellectuelle, un jeu d’esprit humaniste, la limite du jeu entre More, Erasme et Pierre Gilles, auxquels ce livre est dédicacé, c’est la plausibilité du récit d’un point de vue narratif mais surtout d’un point de vue socio-politique. Le projet utopique est réalisable : aucune intervention divine et aucune connaissance technique supérieure ne sont imputables au succès utopien. La distance à l’utopie est réduite à l’obscurantisme, à l’ignorance et à l’avidité de notre société. C’est donc dans cet aller-retour permanent et dans la comparaison des deux projets politiques et sociaux que se trouve l’originalité de la critique politique de More. Le réel imaginé des Utopiens est strictement enchaîné au réel vécu de Thomas More. Le réel vécu reste le motif et le mobile du réel inventé, du réel à inventer : l’utopie.
 
La rupture avec le sociocentrisme et les traditions politiques est la préoccupation principale de Raphaël Hythlodée, navigateur-philosophe portugais, imaginaire compagnon de voyage d’Amerigo Vespucci, avec lequel More s’entretient et qui apprendra de son récit l’existence de l’île d’Utopia et le fonctionnement des institutions utopiennes. Aux requêtes répétées de Thomas More qui l’invite à consacrer son savoir et ses connaissances à conseiller les gouvernements et les princes, Raphaël se refuse à ce rôle pour trois raisons essentielles :

— premièrement, parce que l’aristocratie corrompue ou satisfaite de l’état des affaires ne cherche qu’à maintenir ses privilèges :
« Les uns se taisent par ineptie, ils auraient eux-mêmes grand besoin d’être conseillés. D’autres sont capables, et le savent ; mais ils partagent toujours l’avis du préopinant qui est le plus en faveur, et applaudissent avec transport aux plates sottises qu’il lui plait de débiter ; ces vils parasites n’ont qu’un seul but, c’est de gagner par une basse et criminelle flatterie, la protection du premier favori. Les autres sont les esclaves de leur amour-propre, et n’écoutent que leur avis ; » [More (b), 1516, p. 12] ; 
 
— deuxièmement, parce que les réformes à entreprendre et les projets politiques ne peuvent être conduits que par la caste des nobles : le souvenir cuisant que garde Raphaël d’une dispute chez John Morton, cardinal-archevêque de Canterbury et chancelier d’Angleterre, le porte à cette conclusion : 
« si les maîtres du monde étaient préparés à recevoir la lumière, ils pourraient voir et comprendre. Malheureusement, un fatal bandeau les aveugle, le bandeau des préjugés et des faux principes, dont on les a pétris et infectés dès l’enfance. Platon n’ignorait pas cela ; il savait aussi que jamais les rois ne suivraient les conseils des Philosophes, s’ils ne l’étaient pas eux-mêmes. Il en fît la triste expérience à la cour de Denys le Tyran. Supposons donc que je sois ministre d’un roi. Voici que je lui propose les décrets les plus salutaires ; je m’efforce d’arracher de son cœur et de son empire tous les germes du mal. Vous croyez qu’il ne me chassera pas de sa cour, ou ne m’abandonnera pas à la risée des courtisans ? » [More (b), 1516, p. 23] ; 
 
— enfin, troisièmement, son expérience, ses observations et ses conclusions sur le gouvernement utopien ne peuvent être entendues intellectuellement par ses contemporains : à une objection de More, Raphaël ne peut s’empêcher de noter l’incrédulité d’une société repliée sur elle-même :
«  — Je ne m’étonne pas que vous pensiez ainsi, répliqua Raphaël. Votre imagination ne se forme aucune idée d’une république semblable, ou ne s’en forme qu’une idée fausse. Si vous aviez été en Utopie, si vous aviez assisté au spectacle de ses institutions et de ses mœurs, comme moi qui ai passé là cinq années de ma vie, et qui n’ai pu me décider à en sortir que pour révéler ce nouveau monde à l’ancien, vous avoueriez que nulle part il n’existe de société aussi parfaitement organisée » [More (b), 1516, p. 31].
 
Procédé littéraire essentiel au récit utopique, l’extravagance du récit associée à l’acceptation du doute sur la véracité des propos contribuent à la critique politique d’une société limitée par ses valeurs et ses institutions. La description de la société utopienne est en rupture avec le fonctionnement de la société contemporaine : l’invraisemblable rapport à la richesse, à l’or et l’argent, vulgaires métaux dans l’île Utopia, atteint les sommets de l’incrédulité des interlocuteurs. Ainsi, le récit utopique se construit sur la rupture, ruptures institutionnelles et intellectuelles. Mais, plus que l’acceptation de l’altérité, car la société utopienne se présente souvent sous les mêmes traits que la société occidentale et trouve ses origines dans un héritage commun (épisode du naufrage romain8), l’utopie interroge les limites des représentations sociales : c’est pourquoi l’utopie n’est pas autre, car elle est révolutionnaire.
 
NOTES                                                                                 

8.  « Leurs annales témoignent qu’ils n’avaient jamais entendu parler de notre monde, avant notre arrivée ; seulement, il y a environ douze cents ans, un navire poussé par la tempête échoua devant l’île d’Utopie. Le flot jeta sur le rivage des Égyptiens et des Romains, qui ne voulurent plus quitter ce pays qu’avec la vie. Les Utopiens tirèrent de cet événement un parti immense ; à l’école des naufragés, ils apprirent tout ce que ceux-ci connaissaient des sciences et des arts répandus dans l’empire romain. Plus tard, ces premiers germes se développèrent, et le peu que les Utopiens avaient appris leur fit trouver le reste. Ainsi, un seul point de contact avec l’ancien monde leur en communiqua l’industrie et le génie »,
Thomas More (b), L’Utopie (1516), traduit de l’œuvre anglaise par Victor Stouvenel (1842), pp. 31-32.

(à suivre)
Claude DE BARROS
 
Références bibliographiques                                              
  • BACZKO Bronislaw, Les imaginaires sociaux. Mémoires et espoirs collectifs, coll. Critique de la politique, Paris, Payot, 1984.
  • BOUCHET Thomas, PICON Antoine, RIOT-SARCEY Michèle (dir.), Dictionnaire des Utopies, Paris, Larousse, VUEF, 2002.
  • CREAGH Ronald, Laboratoires de l’Utopie. Les communautés libertaires aux États-Unis, coll. Critique de la politique, Paris, Payot, 1983.
  • LABOURDETTE Jean-François, Histoire du Portugal, Paris, Librairie Arthème Fayard, 2000.
  • MANDROU Robert, Introduction à la France moderne, 1500-1640. Essai de psychologie historique (1961), Paris, Ed. Albin Michel, coll. Bibliothèque de «L’Évolution de l’Humanité», 1998.
  • MORE Thomas, (a)L’Utopie ou le traité de la meilleure forme de gouvernement (1516), traduction de Marie Delcourt, présentation et notes par Simone Goyard-Fabre, coll. Œuvres de philosophie politique, Paris, Flammarion, 1987.
  • MORE Thomas, (b), L’Utopie (1516), traduit de l’œuvre anglaise par Victor Stouvenel (1842), (document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi dans le cadre de la collection : « Les classiques des sciences sociales ». Site web : http://classiques.uqac.ca/classiques/More_thomas/more_thomas.html
  • VEYNE Paul, Quand notre monde est devenu chrétien (312-394), Paris, Albin Michel, coll. Idées, 2007.
  • ZAMIATINE Eugène, Nous autres (1920), traduit du russe par B. Cauvet-Duhamel, préface de J. Semprun, Paris, Éditions Gallimard, coll. L’imaginaire, 1971.



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